CHRISTIAN BOBIN

 

 

 

L'écriture est une bohémienne qui campe chez moi à intervalles irréguliers, qui part sans me prévenir.


C'est son droit. C'est le droit élémentaire de ceux que j'aime de me quitter sans aucune explication, 

sans raisonner leur départ, sans prétendre l'adoucir par des raisons qui seront toujours fausses.


Ceux que j'aime, je ne leur demande rien. Ceux que j'aime, je ne leur demande que d'être libre de moi

et ne jamais me rendre compte de ce qu'ils font ou de ce qu'ils ne font pas, et , bien sûr,

de ne jamais exiger une telle chose de moi.


L'Amour ne va qu'avec la liberté. La liberté ne va qu'avec l'Amour.


                                                                                                                                                                                                                                              Christian Bobin "L'épuisement"

 

 

Christian Bobin  " Un émissaire des Anges…"

 

 

 

 

 

 "Ce matin j'ai vu une tourterelle battre des ailes à l'instant où elle sortait des mains de Dieu."

 

                                                                                                                                                                    Christian Bobin "Ressusciter"

 

* * *

 

Choisir un livre, qu'en importe le titre.

Choisir un livre, choisir une phrase ou préférer un mot...

Il faut TOUT avoir à portée du coeuret ouvrir la page.

"Le plus haut" de Christian Bobin s'offre alors à nous, en silence...

Et puis, c'est l'envol... le voyage astral, l'autre dimension, qui continue même après que la page soit refermée.

C'est la magie du coeur dans l'esprit...

Christian Bobin... c'est comme une image en trois dimensions.

Au tout premier plan, on y trouve une enveloppe charnelle, puis, juste derrière, une Lumière claire comme le Jour.

Plus haut, au troisième plan, ce sont des ailes d'Ange... "ses ailes à lui.

Il est comme un Ange égaré trop près de la Terre et qui a résisté aux tempêtes des Hommes...

De sa fenêtre, bien à l'abri dans son Univers doux et limpide, il survole le monde.

Le monde qui est partout le même, là ou se trouve un arbre, un oiseau, un souffle de vent pour les caresser...

Il s'y promène parfois, émerveillé, escorté d'oiseaux, de nuées d'oiseaux... bleus, roses, pourpres, blancs, bleus… bleus.

 

                                                                                                                                                                                                                     Gabrielle Ségui

 

 

  Ressusciter 

 

 

Je cherche la grande douceur, celle que personne n'a jamais vue et dont l'existence ne fait aucun doute car c'est à elle que l'on doit la beauté odorante des jacinthes, la Lumière dans les yeux étonnés des bêtes et tout ce qu'i y a sur terre et dans les livres de bienfaisants.

 

* * *

 

Les moineaux se balancent sur les branches du bouleau devant la fenêtre de la chambre, minuscules trapézistes sous un chapiteau de ciel blanc.

* * *

 

J'ai toujours l'espérance des grandes choses. J'ignore en quoi elles consistent et je les attends sans impatience.

 

* * *

 

Le soleil parlait si clairement ce matin que, si j'avais pu prendre en note ce qu'il disait, j'aurais écrit le plus beau livre de tous les siècles.

 

* * *

 

 Rien ne préserve mieux la fraîcheur de la vie que le calme d'un coeur brûlant.

 

* * *

 

Il y a ce matin sur les arbres, les murs et dans le ciel, une lumière si tendre qu'elle semble s'adresser aux morts plus qu'à nous - à moins que ce ne soient les morts qui nous l'envoient, comme on écrit une lettre rassurante à des parents un peu inquiets.

 

* * *

 

J'écris pour me quitter, aussi pour inventer une maison pour les vivants, avec une chambre d'amis pour les morts.

 

* * *

 

Nous devrions rendre grâce aux animaux pour leur innocence fabuleuse et leur savoir gré de poser sur nous la douceur de leurs yeux inquiets sans jamais nous condamner.

 

* * *

 

Je ne crois plus à l'Amour parce je ne crois qu'à l'Amour.

 

* * *

 

 

J'ai placé le vase rempli de roses jaunes sur le sol, devant la fenêtre basse, pour donner à boire à la lumière.

 

* * *

 

Quelque chose vient à tout instant nous secourir.

 

* * *

 

Une feuille morte, poussée par le vent, court autour de ses soeurs rassemblées en cercle dans l'angle d'un mur, comme une petite fille jouant à la chandelle dans une cour d'école.

 

 

* * *

 

 

Le vent visite chaque feuille du tilleul sans en oublier une seule, comme un pèlerin venu du bout du monde et entrant dans chaque maison d'un village pour donner sa bénédiction.

 

* * *

 

Une seconde avant de se reposer sur la branche du tilleul, le moineau a étiré ses ailes au maximum, comme on ouvre grands les bras tout à la joie de revoir ceux qu'on aime.

 

* * *

 

Le tilleul devant la fenêtre est le maître que je me suis choisi pour écrire et dont je sais d'avance que je ne pourrai l'égaler : même les plus grands écrivains n'ont jamais écrit avec autant de grâce que cet arbre inscrivant délicatement la lumière et l'ombre sur chacune de ses feuilles, et renouvelant son inspiration à chaque seconde.

 

* * *

 

Une cinquantaine d' étourneaux sont passés entre le tilleul et la fenêtre, comme une volée de pierre lancées par la main d'un géant.

 

* * *

 

Un moineau s'est posé sur le bord de la fenêtre, m'a regardé avec une curiosité non dénuée de moquerie, se demandant ce qui pouvait tant m'occuper. Il s'est envolé quand il a compris qu'il ne s'agissait que de l'écriture d'un livre.

 

* * *

 

Un rouge-gorge, au pied du tilleul, saute à la corde avec un rai de lumière.

 

* * *

 

J'ai enlevé beaucoup de choses inutiles de ma vie et Dieu s'est rapproché pour voir ce qui se passait.

 

* * *

 

Mon bureau est face au bouleau et le bouleau est face à Dieu. J'essaie de mettre mes mots dans leur 

alignement.

 



AIMER




Vous attendez de l'amour qu’il vous comble. Mais l'amour ne comble rien, ni le trou que vous avez dans la tête, ni cet abîme que vous avez au coeur. L'amour est manque bien plus que plénitude. L'amour est plénitude du manque.

"Le Très-Bas "                                                                                                                                                                                


 Quand on est amoureux on est comme celui qui a mis son trésors dans un champ. Il ne dort plus, surveille le ciel, attend l'ondée, redoute la grêle, espère la pluie, désespère le soleil ou le contraire et ne sait bientôt plus où en est son coeur.


 Quand on est amoureux, on met une seule personne, jolie de préférence bien au centre du monde. Et quand on aime d'un amour de personne, on met le monde au coeur du monde.

 "la vie passante"


Je t'aime - cette parole est la plus mystérieuse qui soit, la seule digne d'être commentée pendant des siècles.

 "La plus que vive"


 Tu veux savoir qui tu es pour moi, eh bien voilà: tu es celle qui m'empêche de me suffire.

  "La plus que vive"


Nous n'habitons pas des régions. Nous n'habitons même pas la terre. Le coeur de ceux que nous aimons est notre vraie demeure.

 "La plus que vive"


L'intelligence c'est proposer à l'autre ce qu'on a de plus précieux, en faisant tout pour qu'il puisse en disposer - s'il le souhaite, quand il le souhaite. L'intelligence, c'est l'amour avec la liberté.

 "La plus que vive"


Aimer quelqu'un, c'est le lire. C'est savoir lire toutes les phrases qui sont dans le coeur de l'autre, et en lisant le délivrer.

 "La Lumière du monde"


J'ai appris ça en écoutant le gros ( J.S.Bach ) : le bonheur, ce n'est pas une note séparée, c'est la joie que deux notes ont à rebondir l'une contre l'autre.

 

 Le malheur c'est quand ça sonne faux, parce que votre note et celle de l'autre ne s'accordent pas. La séparation la plus grave entre les gens, elle est là, nulle part ailleurs : dans les rythmes.

 "La folle allure"

 

Écouter c'est quand on aime.

 "La folle allure"

 

Moins aimer, c'est ne plus aimer du tout.

 "La folle allure"



 

Une seule femme quand elle est amoureuse suffit pour remplir le ciel et la terre ...

 "Geai"


Quand on aime quelqu'un, on a toujours quelque chose à lui dire ou à lui écrire, jusqu'à la fin des temps.

"Geai"


Voir, entendre, aimer. La vie est un cadeau dont je défais les ficelles chaque matin, au réveil.

 "Geai"


Pour vivre, il faut avoir été regardé au moins une fois, avoir été aimé au moins une fois, avoir été porté au moins une fois. Et après, quand cette chose-là a été donnée, vous pouvez être seul.

"La grâce de solitude"


 Qu'il y ait, en cet instant où j'écris, deux personnes qui s'aiment dans une chambre, deux notes qui bavardent en riant, c'est assez pour me rendre la terre habitable.

 "Mozart et la pluie"


L'amour comme la mort simplifie. Le vrai nom de l'amour est la simplicité.

 "Mozart et la pluie"


Un tête-à-tête permanent avec Dieu, dans cette vie, serait accablant. Il faut à l'amour un peu d'absence.

"Mozart et la pluie"


Pour être dans une solitude absolue, il faut aimer d'un amour absolu.

"Un désordre de pétales rouges"


L'amour est le miracle d'être un jour entendu jusque dans nos silences, et d'entendre en retour avec la même délicatesse: la vie à l'état pur, aussi fine que l'air qui soutient les ailes des libellules et se réjouit de leur danse.

 "Ressusciter"


C'est toujours comme ça les débuts de l'amour, c'est même à ça qu'on reconnaît l'amour nouveau-né: à l'injustice qui l'accompagne, l'oubli soudain du monde entier. Une injustice tranquille, une cruauté sereine qui va si bien avec l'amour, dès ses débuts.

 "Isabelle Bruges"


Hier j'étais heureuse. Aujourd'hui je suis amoureuse, et ce n'est pas pareil. Et c'est même tout le contraire.

 "Isabelle Bruges


 

Tu es, mon amour, la joie qui me reste quand je n'ai plus de joie.

 "L'inespérée"


Être vivant, c'est être vu, entrer dans la lumière d'un regard aimant.

 "L'inespérée"


Nous ne sommes faits que de ceux que nous aimons et de rien d'autre.

"L'inespérée"


L’amour n’est pas mesurable à ce qu’il fait. L’amour vient sans raison, sans mesure, et il repart de même.

"L'inespérée"


Pour s'éprendre d'une femme, il faut qu'il y ait en elle un désert, une absence, quelque chose qui appelle la tourmente, la jouissance. Une zone de vie non entamée dans sa vie, une terre non brûlée, ignorée d'elle-même comme de vous.

"La part manquante"


Aimer c'est aimer ce qui est simple, et donc mystérieux. Ce qui est compliqué n'est jamais mystérieux.

"La part manquante"


Tout se donne à voir, sur le ciel d'un visage.

"La part manquante"


Il faut ... vouloir ce que l'on aime, et il faut le vouloir d'une volonté profonde, pure de toute impatience, comme obscure à elle-même.

 "Le huitième jour de la semaine"


C'est dans l'épuisement que l'on augmente ses forces. C'est dans l'abandon que l'on devient prince, et dans l'éclat de mourir que l'on découvre ce plus noble éclat de l'amour.

 "Le huitième jour de la semaine"


Je lui parle en souriant, comme il convient de parler à ceux que l'on aime.

 "Le huitième jour de la semaine"



L'amour est comme un peintre qui oublierait - chaque matin, dans son atelier - la vieille histoire du monde, pour saisir une fleur éternelle dans le tremblé de l'air.

 "Lettres d'or"


Aimer quelqu'un, c'est le dépouiller de son âme, et c'est lui apprendre ainsi - dans ce rapt - combien son âme est grande, inépuisable et claire. Nous souffrons tous de cela: de ne pas être assez volés. Nous souffrons des forces qui sont en nous et que personne ne sait piller, pour nous les faire découvrir.

 "Lettres d'or"


C’est un mot obscur que celui d’amour. Il résonne dans nos coeurs comme le nom d’un pas lointain, dont depuis l’enfance, on a entendu vanter les cieux et les marbres. Il dit ce qui délivre, il dit ce qui tourmente. Il n’y a pas d’autre art que l’art amoureux. C’est l’art souverain de la lenteur et de la vitesse. C’est l’art de susciter un éclair, sans jamais l’arrêter en l’orientant vers nous.

 "Lettres d'or"


C'est même chose que d'aimer ou d'écrire. C'est toujours se soumettre à la claire nudité d'un silence. C'est toujours s'effacer.

 "Lettres d'or"


L'amour délivre en nous la belle étoile, tenue captive dans la haute chambre du jour. Il l'emporte aussitôt dans le fond du ciel pur : à peine l'aurons-nous entrevue, toute fraîche dans la rosée du regard.

 "Lettres d'or"


Il n'y a rien dans l'attente, que la vie seule, nue et pauvre. Elle ignore la défaite comme le triomphe, l'amertume comme la puissance. Elle ne sait que la grâce d'un silence sur la terre tendre, sous le ciel calme. Elle nous apprend que l'amour est impossible et que, devant l'impossible, on ne peut réussir ni échouer, seulement maintenir le désir assez pur pour n'être défait par rien.

"Lettres d'or"



On peut s'éprendre d'une femme pour une manière de ramener ses cheveux sur sa nuque, pour la négligence dans sa voix, ou la lumière sur ses mains. Pour une raison aussi simple, on abandonne le tout de sa vie.

 "Lettres d'or"


C'est une chose étrange que l'absence. Elle contient tout autant d'infini que la présence. J'ai appris cela dans l'attente, j'ai appris à aimer les heures creuses, les heures vides: c'est si beau d'attendre celle que l'on aime.

"Lettres d'or"


Qu'espérer d'un amour pur sinon qu'il rende notre solitude pure ?

 "L'éloignement du monde"


L'amour ne vient que par grâce et sans tenir aucun compte de ce que nous sommes.

 "L'éloignement du monde"


L'amour n'assombrit pas ce qu'il aime. Il ne l'assombrit pas parce qu'il ne cherche pas à le prendre. Il le touche sans le prendre. Il le laisse aller et venir. Il le regarde s'éloigner, d'un pas si fin qu'on ne l'entend pas mourir : éloge du peu, louange du faible.


L'amour s'en vient, l'amour s'en va. Toujours à son heure, jamais à la nôtre. Il demande, pour venir, tout le ciel, toute la terre, toute la langue. Il ne saurait tenir dans l'étroitesse d'un sens. Il ne saurait pas même se contenter d'un bonheur. L'amour est liberté. La liberté ne vas pas avec le bonheur. Elle va avec la joie...

"Éloge de rien "



Celle qu'on aime, on la voit s'avancer toute nue. Elle est dans une robe claire, semblable à celles qui fleurissaient autrefois le dimanche sous le porche des églises, sur le parquet des bals. Et pourtant elle est nue - comme une étoile au point du jour.

 "Une petite robe de fête"


Il n'y a pas de connaissance en dehors de l'amour. Il n'y a dans l'amour que de l'inconnaissable.

"Une petite robe de fête"


Devant les livres, la nature ou l'amour, vous êtes comme à vingt ans: au tout début du monde et de vous.

 "Une petite robe de fête"


Avec la fin de l'amour, apparaissent les rois mages: la mélancolie, le silence et la joie.

 " Une petite robe de fête "


À quoi reconnaît-on ce que l'on aime. À cet accès soudain de calme, à ce coup porté au coeur et à l'hémorragie qui s'ensuit - une hémorragie de silence dans la parole. Ce que l'on aime n'a pas de nom. Cela s'approche de nous et pose sa main sur notre épaule avant que nous ayons trouvé un mot pour l'arrêter, pour le nommer, pour l'arrêter en le nommant.

 "Une petite robe de fête"


Il n'y a pas d'amour adulte, mûr et raisonnable. Il n'y a devant l'amour aucun adulte, que des enfants, que cet esprit d'enfance qui est abandon, insouciance, esprit de la perte d'esprit.

 "Le Très-Bas"


Les mariages usent l'amour, le fatiguent, le tirent vers le sérieux et le lourd qui est le lieu du monde.

 'Le Très-Bas"


Comment dire à ceux qui vous aiment qu'ils ne vous aiment pas.

 "Le très bas"



Nous étions dans la ville des rois et dans la maison de Dieu. Je tenais par la main celle qui, sans avoir besoin de rien faire, les surclassait tous.

 "Louise Amour"


Saisir une main, c'est à chaque fois mettre ses doigts dans une prise électrique et aussitôt connaître l'intensité qui circule sans bruit sous la peau de l'autre.

 "Louise Amour"


Il y a des fous tellement fous que rien ne pourra jamais leur enlever des yeux la jolie fièvre d'amour. Qu'ils soient bénis. C'est grâce à eux que la terre est ronde et que l'aube chaque fois se lève, se lève, se lève.

"Tout le monde est occupé"


L'amour est une guerre et un repos, une science et un artisanat. L'amour est tout, et même rien avec le tout. Innocence et ruse, innocence avec ruse. Apparaître et disparaître.

 "Tout le monde est occupé"


 Il y a ainsi des gens qui vous délivrent de vous-même - aussi naturellement que peut le faire la vue d'un cerisier en fleur ou d'un chaton jouant à attraper sa queue. Ces gens, leur vrai travail, c'est leur présence.

 " Tout le monde est occupé "


Mourir, c'est comme tomber amoureux : on disparaît, et on ne donne plus de nouvelles à personne.

 "Le Christ aux coquelicots"


Il y a une chose plus redoutable encore que la mort : une vie sans amour.

 "Le Christ aux coquelicots"


 Il n'y a pas de plus grande joie que de connaître quelqu'un qui voit le même monde que nous. C'est apprendre que l'on n'était pas fou.

 "La dame blanche"


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"LIRE CHRISTIAN BOBIN"

 


 Lire Christian Bobin, c'est comme se rapprocher d'une douce Lumière... ou être invité à un Mariage entre des Anges...


Et si je devais choisir un seul mot, une seule phrase de ses écrits, il me faudrait tout recopier,

 car tout est à prendre... Même si, souvent, il nous dit l'essentiel en une seule ligne

                                                                                                                                                                                         Gabrielle Ségui


 

"Pendant plusieurs dizaines d'années, je n'ai eu qu'une meurtrière pour voir la vie : un rectangle ouvert sur le ciel pur. 

Ma vue s'est faite à cette exiguïté : j'appris à trouver dans le vol aigu d'une hirondelle 

ou dans l'interminable dérive d'un nuage les nourritures nécessaires à ma joie."


                                                                                                                                                          " Prisonnier au berceau " Christian Bobin

 

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La poésie est une douceur violente, une attention intraitable, un travail qui ne connaît aucune relâche

et la chose la plus dure de ce monde contrairement à l’image que l’on peut avoir d’elle.

 

 La poésie ne supporte pas l’abstraction, la morale, l’idéologie ou le religieux au sens institutionnel. 

 

La vie ou Dieu, qui sont comme des jumeaux qui dorment dans le même lit, ne supportent pas la plus légère imprécision. 

 

La poésie c’est une minutie exigeante ; rien n’est plus concret que la beauté et la poésie…

 

                                                                                                                                                                                                       Christian Bobin

 

 

 

 La baleine aux yeux verts

 

 

Ça commence comme ça, ça commence toujours comme ça, c'est par les livres que ça commence. Les premiers livres, les premières nuits miraculées de lire, les yeux rougis, le coeur battant. La lecture intervient très tard dans la vie : vers les six, sept ans, après la fin de l'éternel. Avant de savoir lire, on écoute les voix qui épellent le monde, la voix des proches, le mur mure de l'eau vive sur les sables du sang. La lecture suscite une absence qui ramène vers cette prime enfance, au bord de cet amour qui à jamais manquera de mots. On est derrière la porte du livre. On écoute une voix si claire que l'on retient son souffle pour bien l'entendre. On écoute la voix calme dans la nuit noire - comme une parole sans phrase dans laquelle un chagrin s'endort peu à peu, d'un sommeil inavouable, bienheureux. On a un âge. On a un nom. On a une vie qui vous attend. Elle n'est pas faite pour vous, elle n'est faite pour per sonne. Elle vous attend.

 À huit ans on devine très bien ces choses-là, et qu'il faudra choisir. Choisir Dieu ou le vide, le travail ou le chômage, le désespoir ou l'ennui, choisir. Seulement voilà, on a trouvé autre chose, on a trouvé les livres, avec les livres on ne choisit plus, on reçoit tout. La lecture c'est la vie sans contraire, c'est la vie épargnée. On lit sous les draps, on lit sous le jour, c'est comme une résistance, une lecture clandestine, une lecture de plein vent.

 À huit ans on aime les îles, les trésors et les forêts. La baleine blanche aussi. La baleine immaculée des eaux bleu nuit. Celui qui l'aime désire la tuer. C'est un marin. Il la cherche pour la tuer, il la cherche partout dans le monde. Les enfants sont comme les marins : où que se portent leurs yeux, partout c'est l'immense. On s'avance dans le livre, jusqu'à l'histoire profonde. On s'enterre au plus clair de sa vie, sous des pelletées de phrases noires. Parfois on lève la tête, on regarde au-dehors. On voit la ville, on voit l'école. On dit c'est le désert, on voit que c'est le désert, alors on revient au livre, à la baleine blanche - elle est blanche comme de l'encre, elle est blanche comme du sang. On passe des hivers dans la chambre de lecture. Des saisons éternelles, des soirées dépensées comme de l'or. On jette les mots par la fenêtre, c'est incroyable, il en vient toujours plus. On lit sans ordre, sans raison. La lecture ne peut se commander. Per sonne ne peut en décider à votre place. Il en va de la lecture comme d'un amour ou du beau temps: personne ni vous n'y pouvez rien. On lit avec ce qu'on est. On lit ce qu'on est.

Lire c'est s'apprendre soi-même à la maternelle du sang, c'est apprendre qui l'on est d'une connaissance inoubliable, par soi seul inventée. L'enfance tourne avec les pages. On est maintenant dans un âge difficile. Il est difficile parce qu'il n'existe pas. On est maintenant dans l'adolescence, comme dans une nuit sans étoiles. On est amoureux des grandes dames dans les livres. On frôle leurs mains nues, à la saignée de l'âme. On marche à leurs côtés, dans les jardins noircis de roses. Les mots se détachent du ciel bleu. Ils descendent lentement sur la page. Ils disent la légèreté, l'ardeur et le jeu. Ils disent l'amour unique, l'amour terrestre. C'est un amour qui contient Dieu, les anges et la nature immense. Il est infime, minuscule. Il tient dans la gorge d'un moineau. Il dort dans le coeur d'un homme simple. Il s'enflamme dans l'air pur. Il est comme l'air qui manque, il est comme l'air qui surabonde. Il est comme l'air dans les cheveux de l'amante, dans les boucles sur sa nuque : infiniment enlacé sur l'infini de lui-même. C'est un amour qui vient de loin. Il vient du fond d'une solitude sans fond, et de plus loin encore, du savoir d'une jouissance sans déclin. Il n'y a pas d'autre amour que cet amour de loin. Il n'y a qu'un seul amour, comme on dit: une seule loi, la même pour tous, la même absence au coeur de toute présence, la même absence dans la souffrance comme dans la joie. Ce qu'on apprend dans les livres, c'est-à-dire « Je vous aime ». Il faut d'abord dire « je ».

 C'est difficile, c'est comme se perdre dans la forêt, loin des chemins, c'est comme sortir de maladie, de la maladie des vies impersonnelles, des vies tuées. Ensuite il faut dire « vous ». La souffrance peut aider - la souffrance d'un bonheur, la jalousie, le froid, la candeur d'une saison sur la vitre du sang. Tout peut aider en un sens à dire « vous », tout ce qui manque et qui est là, sous les yeux, dans l'absence abondante. Enfin il faut dire « aime ». C'est vers la fin des temps déjà, cela ne peut être dit qu'à condition de ne pas l'être. La dernière lettre est muette, elle s'efface dans le souffle, elle s'en va comme l'air bleu sur la page, dans la gorge. « Je vous aime. »

 Sujet, verbe, complément. Ce qu'on apprend dans les livres, c'est la grammaire du silence, la leçon de lumière. Il faut du temps pour apprendre. Il faut tellement de temps pour s'atteindre. On va à l'aventure. On prend un livre dans ses bras, puis on le quitte, on va vers le suivant. Les livres sont faits de poussière. Les livres sont faits de vent. Les livres sont faits du plus précieux de nos songes : poussière et vent. On y chemine, on les traverse. On les oublie.

 Parfois c'est autrement. Parfois on reste auprès du livre, auprès du feu. Parfois on sait que l'on a tout trouvé, en une seule fois, en une seule phrase. C'est une phrase qui vous concerne à peine. Elle est négligeable et elle vous emmène d'un seul coup jusqu'au terme de vos jours. Elle dit quelque chose qui viendra dans longtemps. Elle dit beaucoup plus que tout ce qu'elle dit. Elle est prononcée par la Comtesse de Mortsauf, dans un livre de Balzac. On ne saurait plus la retrouver aujourd'hui. Ce n'est pas important. On en garde la mémoire écrasée de lumière. C'est une phrase d'amour fou, c'est une phrase comme une neige. C'est l'histoire d'une femme qui passe un désert après l'autre, le désert du monde, le désert du mariage, le désert de l'ennui et celui des passions. Elle passe, elle passe. À la fin, dans le fin fond du désert, elle s'en va. Dans bien mieux que du bonheur elle s'en va. Dans une souffrance que rien n'épuise, pas même la souffrance. A la fin, c'est à peine croyable, elle meurt d'amour, la baleine blanche, la Comtesse aux yeux verts. C'est le bruit de cette mort qui décide de tout. C'est la douceur de ces yeux qui engage tout le temps à venir.

On commence à écrire. Ce n'est pas pour devenir écrivain qu'on écrit. C'est pour rejoindre en silence cet amour qui manque à tout amour. C'est pour rejoindre le sauvage, l'écorché, le limpide. On écrit une langue simple. On ne fait aucune différence entre l'amour, la langue et le chant. Le chant c'est l'amour. L'amour c'est un fleuve. Il disparaît parfois. Il s'enfonce dans la terre. Il poursuit son cours dans l'épaisseur d'une langue. Il réapparaît ici ou là, invincible, inaltérable. On est devant l'amour comme devant la Comtesse de Mortsauf. On voudrait l'appeler. On voudrait la serrer contre soi. Tellement on l'aime, on la tuerait. On voudrait l'appeler, mais elle s'est déjà enfuie dans le fond d'une allée, la merveille d'une saison. Alors on écrit. Alors on retourne au désert pour y trouver une source. C'est en écrivant que cela arrive. Un sentiment mêlé de tout, comme du feuillage avec la pluie. C'est une joie qui arrive et nous rend malheureux. Elle nous vient de ce chant qui s'élève de l'enfance, qui y retourne. C'est pour l'écouter que l'on écrit. C'est pour écouter le chant si pur de la baleine aux yeux verts. Elle chante le vent qui passe, la rose qui brûle, l'amour qui meurt.

 

                                                                                                                                                                                                                                                                                                       "La part Manquante"

 



Les anges comme je les sais

n’ont qu’un seul travail

qui est d’arrêter de suspendre

interrompre la vie ordinaire

l’eau courante de la vie

comme on dresse un barrage sur un fleuve

pour avoir un peu plus d’eau d’énergie

Après on peut reprendre poursuivre

après on peut entendre

la bonne nouvelle

de vivre

après seulement

Les anges ne sont pas des personnes

 ne sont que des silences

de purs gardiens

 si on regarde bien

On ne peut en voir souvent

dans les jardins publics

 auprès d'une femme

penchée sur son enfant

ou d'un arbre

incliné sur son ombre


                                                             " La vie passante"



 

 

Je me souviens de vous, archanges des roseaux, pâles ailes des tilleuls, nuages convalescents,

 je me souviens très bien de vos ombres sur le livre oublié dans les herbes : longues promenades du bord de l'eau, 

et chaque seconde passait comme passe l'amoureuse, éternelle et riante, 

recueillant dans son tablier la blondeur d'une étoile.

J'entends vos voix de plume, j'entends vos voix de rien, et cette douceur convaincante :

 

 " pourquoi lire, puisque tout est là ? "

                                                                                                                                                                                                         " Le colporteur " 

 

* * *

 

 BIBLIOGRAPHIE 

 

 

 

Les mots ailés de Christian Bobin, je les ai tous… pas un ne manque dans la bibliothèque de ma chambre silencieuse…

Ces petits livres bien rangés sur l'étagère en bois blond, même si je ne les lis pas souvent… je sais qu'ils sont là.

 

J'aime savoir que je peux en ouvrir un quand mon coeur est chancelant… et que je vais y trouver cette communion 

qui va m'emporter et me permettre de me retrouver intacte…

 

J'aime savoir qu'à chaque page, je vais rejoindre l'essentiel et la légèreté qui m'abandonne parfois…

J'aime imaginer que quelqu'un peut transposer à ma place, ce que je ressens et que je ne saurais écrire… 

 

                                                                                                                                                                                                                                                 Gabrielle Ségui

 

* * *

 

Tout m'est lecture.

 

La plus grande partie de ma bibliothèque est dans le ciel,

 

 avec ses volumes dépareillés de nuages, jamais à la même place.

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                              "Une bibliothèque de nuages"   

 

 

* * *

 

 

Lire c'est faire l'épreuve de soi dans la parole d'un autre, faire venir de l'encre par voie de sang jusqu'au fond de l'âme

 et que cette âme en soit imprégnée, manger ce que l'on lit, le transformer en soi et se transformer en lui.

 

Toute lecture qui ne bouleverse pas la vie n'est rien, n'a pas lieu, n'est pas même du temps perdu, est moins que rien.

 

                                                                                                                                                                                                                                                                           "L' épuisement"

 

 

* * *

 

 

 

L’écriture doit venir nous chercher où nous sommes,

nous sortir de la tombe de nos vies, faire revenir dans nos veines

le sang vieil or de l’amour. 

 

                                                                                                           " Un bruit de balançoire"

 

 

 

* * *

 

 

On ne peut pas ouvrir un livre de Christian Bobin n'importe où, et à n'importe quel moment…

Avant de l'ouvrir… il faut s'y préparer "religieusement" en douceur… s'entourer de silence pour être prêt à s'immerger

complètement… entièrement

 

Pour entrer dans le monde nacré de Christian Bobin, il ne faut pas être dérangé, mais s'éloigner du temps…

se laisser emporter par la blancheur de ses mots, sans résister…

Il faut être assez léger pour planer avec l'oiseau qui "malicieusement" s'est glissé sur sa page

 

Il faut pouvoir fermer les yeux et sentir la brise ailée qui entoure ses ciels bleus…

 

 

 

LES LIVRES

 

 

 

Lettres Pourpres - Brandes 1977

Le feu des chambres - Brandes 1978

Le baiser de marbre noir - Brandes 1984

Souveraineté du vide - Fata Morgana 1985 

L'homme du désastre - Fata Morgana 1986

Le huitième jour de la semaine - Lettres Vives 1986

Ce que disait l'homme qui n'aimait pas les oiseaux- Brandes 1986

Dame, roi, valet - Brandes 1987

Lettres d'or - Fata Morgana 1987

Préface de Air de solitude - Fata Morgana 1988

L'enchantement simple - Lettres Vives 1989

La part manquante - Gallimard 1989

Éloge du rien - Fata Morgana 1990

Le colporteur Fata Morgana 1990

La vie passante - Fata Morgana 1990

La femme à venir - Gallimard 1990

L'autre visage - Lettres Vives 1991

La merveille et l'obscur - paroles d'Aube 1991

Une petite robe de fête - Gallimard 1991

Le très bas - Gallimard 1992

Un livre inutile - Fata Morgana 1992

Isabelle Bruges - Le temps qu'il fait 1992

Coeur de neige -  Théodore Balmoral 

L'éloignement du monde - Lettres Vives 1993

L'inespérée - Gallimard 1994

L'épuisement - Le temps qu'il fait 1994

Quelques jours avec elles - Le temps qu'il fait 1994

L'homme qui marche - Le temps qu'il fait 1995

La folle allure - Gallimard 1995

Bon à rien, comme sa mère -  lettres Vives 1995

La plus que vive - Gallimard  1996

Clémence et la grenouille - Le temps qu'il fait 1996

Une conférence d'Hélène Cassicadou - Le temps qu'il fait 1996

Gaël Premier, Roi D'abîme et de Mornelonge - Le temps qu'il fait 1996

Le jour où Franklin mangea le soleil - Le temps qu'il fait 1996

Donne-moi quelque chose qui ne meure pas "photos d'Edouard Boubat" Gallimard 1996

Autoportrait au radiateur - Gallimard 1997

Mozart et la Pluie, suivi de  Un désordre de pétales rouges - Lettres Vives 1997

Geai - Gallimard 1998

L'équilibriste - Le temps qu'il fait 1998

La grâce de solitude - Entretien avec Christian Bobin, Théodore Mono,

Jean-Michel Besnier, Jean-Yves Leloup 

Dervy 1998

La présence pure -  Le temps qu'il fait 1999

Tout le monde est occupé - Mercure de France 1999

 Ressusciter - Gallimard 2001

La Lumière du monde - Gallimard 2001

L'enchantement simple - Gallimard 2001

Paroles pour un adieu - Albin Michel 2001

Le Christ aux coquelicots - Lettres Vives 2002

Louise Amour - Gallimard 2004

Prisonnier au berceau - Mercure de France 2005

La Dame Blanche - Gallimard 2007

Les Ruines du Ciel - Gallimard 2009

Une bibliothèque de Nuages - Lettres Vives 2006

Carnets du soleil - Lettres Vives 2011

Un assassin blanc comme neige - Gallimard 2007

Éclats du solitaire - Fata Morgana 2011

L'homme joie - L'iconoclaste 2012

Le boucle - La chair et le souffle 2012

La grande Vie - Gallimard 2014

Noireclaire - Gallimard 2015 

La prière silencieuse - 2015 - Gallimard - photos de Frédéric Dupont

Un bruit de balançoire - L'iconoclaste 2017

Le plâtrier siffleur - Poesis 2018

La nuit du coeur - Gallimard 2018

L'arrière-pays de Christian Bobin  par Dominique Pagnier - L'iconoclaste 2018

La Muraille de chine - Lettres Vives 2019 

 Bobin - L’Herne 2019

L'amour des fantômes - L’Herne 2019

Pierre - Gallimard 2019

Le Muguet rouge - Blanche  Gallimard  2022

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Images

"La bohémienne endormie" Henri Rousseau

"Christian Bobin" Photos © C.Hélie - Gallimard

"Des amoureux de Marc Chagall"

"Femme nue" © Achiche Djillali

"La fenêtre" © Pierre Bonnard

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