JEAN GUITTON

 

 

"LETTRES OUVERTES"

 

 

 "Lettre à ma mère"

 

Mère,

 

Vous m'avez souvent dit qu'une mère ressemble à Moïse. Elle meurt, sans avoir vu la Terre qui lui avait été promise. Et un fils, disiez-vous encore, doit poursuivre, achever l'oeuvre de sa mère, si vite interrompue. Un fils doit tenter de faire ce que sa mère n'a pas fait. Car il peut fouler la " terre promise. "

 

Vous n'êtes jamais allée en classe. Selon l'ancienne éducation des femmes - comme Madame de Sévigné, comme George Sand. Vous n'aviez aucun diplôme. Vous avez été instruite par le silence des champs, par la « pensée » - si peu différente en vous de la prière. Les paysans qui vous croisaient sur les chemins croyaient que vous étiez une sorte de fée.

 

Nous étions vous et moi deux élèves sans Maîtres, qui s'enseignaient l'un à l'autre. Apprendre et enseigner, c'était un même acte. Vous m'avez appris à lire, et lorsque j'appris le grec, vous l'avez appris avec moi.

 

 Lorsque je contemple ce tableau de Delacroix appelé " Anne fait lire Marie ", ou une enfant apprend à lire hors d'une école, dans la solitude de la campagne, je me souviens de nos leçons de lectures. Et alors je me demande ce que serait devenue Marie sans cet enveloppement maternel de savoir et de tendresse muette.

 

Où êtes-vous, désormais ? Je me souviens de cette exclamation d'Énée à sa mère qui lui apparaissait sous l'image d'une chasseresse, dans un bois. " Quam te memorem Virgo ! " « Comment t'appeler, ô Vierge ! » Ainsi chantait Virgile, faisant parler Énée, fils de Vénus.

 

L'évangile, disiez vous, avait annoncé qu'après la mort, il n'y aurait plus de mariage ( donc plus de fils, plus de mère ) et que nous serions comme des anges, étant « fils de la Résurrection. » (...) Et vous ajoutiez,« Jésus nous a promis autre chose que "pâleur, raideur et nudité." »

 

Le mystère de l'au-delà s'épaissit à mesure que l'on approche du dernier seuil.Vieillir, c'est voir Dieu de plus près. Avez-vous vieilli ?

 

Je ne vous ai pas vue vieillir. Vous êtes morte à cinquante six ans. J'ai maintenant quatre-vingt-douze ans. Vous êtes un peu devenue mon enfant...(...)

 

Je vais vous rejoindre. Alors, nous aurons le même âge ; enfin ! Repassant par la mémoire de nos deux vies si entrelacées, je vous vois autour de moi toujours, mais sous des formes changeantes comme les saisons.

 

L'histoire d'un fils et de sa mère est celle d'une lente, d'une délicieuse métamorphose, depuis le temps où il était un peu de sa chair, jusqu'à l'âge où il peut tenir sa mère à son bras dans l'ombre d'une allée. Alors il s'entretient mystérieusement avec elle, comme avec une image, plus lourde d'âge, mais aussi plus légère, plus vive, plus pure que lui-même...

 

Pour finir cette lettre - qui ne finira jamais - , je me souviens des maximes que vous m'aviez fait apprendre « par coeur », et qui ont inspiré ma vie.

 

Dieu a fait le monde. Et s'il n'avait fait que nos âmes ?

 Joubert

 

Il faut que l'harmonie se rétablisse entre les modernes sans foi, et les croyants sans modernité. Il faut que les premiers retrouvent Dieu et que les seconds marchent en avant sur la terre.

 Père Didon

 

Et plus encore :

 

Ne cherche pas à convaincre d'erreur ton adversaire, mais à t'unir à lui, dans une lumière plus haute.

Lacordaire

 

 Après le départ d'un être cher, d'un père, d'une mère, on a l'impression que l'essentiel n'a jamais été dit. Mais un grand Amour ne s'exprimera jamais ni dans une lettre, ni dans une parole ni dans mille paroles. Et dans la communion des saints » , les différences sont abolies. Les absents habitent en nous, souvent plus présents que les vivants. Et ils nous préparent discrètement à cette vision supérieure où ils nous précèdent.

 

Nous sommes unis , ô ma mère pour toujours.

 

 


 "À un amoureux des jardins"



Tout a commencé sur la terre par un jardin. On l'appelait ce jardin « le Paradis » Et Jésus agonisa dans un jardin, planté d'oliviers. Et la philosophie, au temps de Platon, est née dans un jardin.


Toute destinée se résume par le passage d'un jardin à un autre jardin.(...)


Partout où nous campons nous devrions planter un jardin : le plus humble des jardins est, comme une prunelle, le miroir de tout.


Par ma fenêtre, je contemple les arbres du jardin du Luxembourg. L'arbre relie le plus bas au plus haut. Par ses racines, il suce le sol, et par ses feuilles, il boit le soleil. L'arbre plonge dans les ténèbres, expire dans la lumière. L'arbre est à l'image de chaque moment de ma vie où j'essaie d'extraire de moi quelque poussière pour la faire traverser par un rayon de lumière.


Dans nos campagnes, le printemps ne tient guère ses promesses. Les vacances de Pâques sont pluvieuses et froides. Le vrai printemps des arbres, c'est l'automne, quand ils se dépouillent, et que leurs feuilles semblent des feuilles d'or.


Mais c'est en hiver que je préfère les arbres, quand ils sont mis à nu et qu'ils laissent voir leur structure.


Alors, leurs branches effeuillées sont comme disait Rilke, « Des racines buvant les cieux ».



 "Lettre à mon ange gardien"



Lorsqu'une personne , par de simples paroles éveille en moi une émotion, soudaine, douce, un peu mélancolique et toutefois radieuse, qui me fait prendre conscience de ma destinée; lorsque j'ai le désir de devenir ce que je suis, je me dis qu'a passé un ange.


La visite de cette ange est pleine d'humour et d'Amour, surprenante, crépusculaire, semblable à celle de ce voyageur inconnu qui causait avec les Pèlerins en marche vers Emmaüs, et qui ne se fit connaître qu'en disparaissant.


Qui es-tu ? Es-tu homme ? Es-tu femme ? Je ne sais. L'image que j'ai de toi est celle de l'androgyne de Léonard de Vinci, l'image de ces êtres qu'il n'a cessé de peindre, qui sont à la fois homme et femme.


Je t'imagine double; Fait de douceur et de vigueur, comme l'ange peint par Delacroix et qui terrasse Jacob. Tes ailes sont immenses, tes cheveux sont des rayons de lumière, ta face éblouissante est une lumière issue de la lumière. Je ne te vois point de bras, point de mains : tu es une flamme. Et, toujours, tu souris. Lorsque les sculpteurs t'ont représenté dans la pierre, ils t'ont donné le sourire, qui semble ton seul langage.(...)


Tu es ce visiteur inattendu; qui vient annoncer un bonheur. Comme l'ange Gabriel visitant Marie, la saluant comme « pleine de grâce », se projetant en elle et l'accueillant en lui.


Es-tu un ? Es-tu multiple ? Combien y a-t-il d'anges ?


» J'ai cherché ( au-delà des symboles, des liturgies, des poèmes, des croyances et des gestes ) le sens, l'idée, la signification ultime.


» Et je crois que, dans chaque continent, dans chaque nation, dans chaque province, dans chaque vie, dans chaque destinée individuelle, peut-être dans chaque heure qui passe, il existe un Ange. »


* * *

 

        «Le vrai père c'est celui qui ouvre les chemins par sa parole, pas celui qui retient dans les filets de sa rancoeur.»

 

                                                                                                                                                                                                            "Le Très-Bas" Christian Bobin

 

 


 "Lettre au petit enfant "


Cher enfant,


Nous sommes tout proches l'un de l'autre, toi qui commences ta vie, moi qui l'achève. L'on dit ( et c'est très vrai ) que les extrêmes « se touchent ». Et je m'entends mieux avec toi qu'avec ceux qui sont au milieu de leur existence et que l'on appelle les «grandes personnes».

Je te regarde avec tendresse, avec crainte, avec espérance. Car je suis le passé; toi, tu es l'avenir. C'est toi, petit, qui renouvellera peut-être la joie de la terre.

Pour cela, il faudrait que tu restes « petit ». Qu'en grandissant tu demeures un enfant. Alors , tu serais un poète, tu serais un artiste. Tu serais de ceux que les hommes estiment, parce qu'ils ont gardé le charme de l'enfance.

Je vais te proposer quelques conseils pour rester un enfant.

D'abord, le matin, quand tu t'éveilles, sois tout émerveillé, comme si pour la première fois le soleil allait se lever, comme si pour la première fois tu sautais hors de ton lit pour vivre.

Imagine que ce que tu vois maintenant n'existait pas hier, comme si tu assistais au commencement du soleil, au commencement du monde.

En classe, tu fais tes devoirs, tu t'appliques.

Tu apprends à tracer des lignes, à ne pas faire de fautes. Moi, je te conseille d'être souvent un peu distrait ; d'avoir une partie de toi qui fasse attention aux lignes, et à la ponctuation - à tout ce que les maîtres t'apprennent. Et puis une autre partie de toi qui soit comme un oiseau, qui s'envole bien au-delà et qui ne fasse plus attention.

Pour rester un enfant toute sa vie, c'est cette seconde partie de toi-même qu'il faut cultiver.

On dira que tu rêves. Mais c'est le « rêve éveillé » Qui donne du " génie ".

Les grandes personnes vont t'apprendre l'effort. Toi, tu leur apprendras l'acte d'abandons qu'on appelle la " grâce ". Nous te donnerons la règle. Toi, en échange, tu nous donneras ta fantaisie, ton innocence. Nous t'imposons notre gravité, tu nous enseignes la gaieté.

Nous t'expliquerons que tout est plus difficile que tu ne le crois, et toi, tu enseignes à nos fronts déjà ridés que tout est plus facile qu'on ne l'avait cru !

Voici que la journée s'achève. Le soir tombe. Voici que le soleil descend et qu'il va, comme toi, se coucher, en jetant des flots de lumières et de couleurs.


C'est l'heure où tu vas entrer dans ce qu'on appelle " la nuit ". C'est le moment où se lèvent les songes. Et les rêves d' enfants sont les plus beaux des songes.



 "Lettre à Armstrong"



 Quand je regarde le ciel étoilé, immense, infini, et toutes ces galaxies innombrables, ces myriades d'univers qui s'entassent les uns sur les autres et qui me regardent en clignotant dans une nuit d'été, je ne puis admettre que la pensée-Amour n'ait paru sur ce petit grain bleuâtre, frissonnant, insignifiant qu'on appelle « la Terre ». Je me dis que peut-être, là-bas, il y a des êtres aimants, d'autres roseaux pensants. Alors je me demande la raison de ce silence éternel des espaces infinis qui avait déjà effrayé Pascal.


Et je me demande si le drame qui se joue depuis trente millions d'années - qui s'appelle " l'Histoire " - ne s'est pas joué ailleurs, ne se joue pas maintenant dans un autre théâtre, sur une autre planète.


En somme, je me demande s'il n'y a pas une loi fatale sur le progrès qui veut que toutes les fois que, dans cet immense univers impassible et muet, sur une planète où il y ait des êtres pensants, des êtres qui aient progressé en pouvoir, en savoir, en technique, l'accélération, l'emballement, la " folie " du progrès n'a pas fait que cette « humanité » s'est suicidée.


Je me demande si le ciel couvert d'étoiles n'est pas un cimetière infini d'humanités anéanties.


Et je me demande si le grand danger auquel, au vingt et unième siècle, nous allons nous trouver confrontés n'est pas celui d'un " anéantissement " de l'homme par l'homme, d'un échec dû non pas à la science mais à l'excès de science.


Que de sépulture dans les astres !



 "Lettre à la femme qui porte un enfant"



Quelle joie comparable à ta joie ! Joie si unique en son genre qu'il n'existe pas dans nos langues de mot exact pour l'exprimer.


Tu vas connaître le bonheur " d'enfanter ", c'est-à-dire de projeter hors de ta chair ce que tu as en toi de plus intime. Ce secret de toi-même, inconnu de toi-même, va t'apparaître sous la figure d'un enfant né de toi.


En faisant « venir au monde » un enfant, tu participes à l'oeuvre divine de la création : tu vas " pro-créer. Qui dit « mère » dit création, ou plutôt coopération avec l'oeuvre du Créateur de tout être. Alors tu vas connaître cette extase sublime que Dieu a voulu connaître ( lui qui est tout esprit ) lorsqu'il a « pris chair de la Vierge Marie ».


L'enfant est là, dans son berceau. Menacé, fragile, démuni, tranquille, souverain. Virgile disait, voici deux mille ans, que l'enfant commence sa vie par un sourire. Sourire de sa mère ? Sourire à sa mère ?


Et nous tous, en cette sombre fin de siècle, quand nous cherchons une raison d'espérer contre toute espérance, nous la trouvons dans le nouveau-né. L'enfant ne sait rien. Il ne dit rien. Il nous force à espérer. Il ne pose pas de problème : par le sourire, il les résout tous.


 

 "À la princesse lointaine"


 

 Chacun soupire pour Une blonde, châtain ou brune , maîtresse...


 Moi, j'aime la princesse lointaine.



Le diable qui dissout l'Amour, c'est le recommencement, la vie quotidienne, la dissolvante habitude. (...)

Il faudrait que le commencement du mariage soit un rite unique et solennel, comme tout ce qui est premier, tout ce qui commence à jamais, et que les nuits qui suivent le mariage soient comme les conséquences de la première, et que tout recommence sans jamais se répéter. (...)

La femme, comme l'artiste, devrait savoir que le principe de l'art de plaire est d'ébranler l'imagination sans jamais la combler, en lui laissant la marge infinie du possible. Que la beauté doit être furtive comme une apparition.

C'est donc toi, princesse lointaine, qui reste dans ma vie la source cachée, l'inspiratrice muette, la présence vertigineuse et silencieuse.

Ô princesse lointaine, Ô lointaine. C'est parce que tu n'existes pas que je t'aime. Plus beau que ta parole est le silence, plus beau que la présence est l'absence, plus beau que la possession est le désir.


 


 "Dernière lettre" 


J'ai fait, l'an passé,, une exposition de peinture dont le thème était la femme. La femme éternelle. J'avais appelé cette exposition « La femme Ève et Marie ». J'ai fait figurer Ève et Marie, la femme pécheresse et la femme immaculée, et je les ai réunies sous la houlette de la « femme éternelle », celle qui, selon Goethe, nous tire vers les cieux.


Parmi les toiles, les aquarelles, les gouaches qui étaient exposées, celles que je préfère ce sont celles que j'ai faites sans les avoir achevées. Car la difficulté , pour moi du moins, dans la peinture, c'est de m'évader d'une oeuvre inachevée, celle qui conserve encore certaines lacunes, une sorte d'innocence.



* * *


Images

"L'éducation de Marie" d' Eugène Delacroix 

"Dans le Jardin du Luxembourg" Vincent Van Gogh 

"L'ange terrassant Jacob" d'Eugène Delacroix 

"Romain enfant en Jésus de Nazareth" 1985

 "Neill Armstrong : en apesanteur..."  21 juillet 1969 

"Future Maman" Image web 

"La naissance de Vénus" de Sandro Botticelli - Détail 

Choix de textes

                                                                                                                                                                                                                           PAULO COELHO